La Race across France
Il y a presque un an, je franchissais la ligne d’arrivée de la Race across France 2023 après 6 jours, 20 heures et 42 minutes de course. Sans aucun doute, c'était la course la plus difficile à laquelle j'ai participé, marquant un tournant tant sur le plan sportif que personnel.
J'avais déjà participé à plusieurs courses entre 500 et 1000 km, obtenant des résultats corrects mais sans jamais être compétitif à l’avant. Mon objectif unique en 2023 était de terminer en moins de 7 jours, ce que j'ai finalement réussi en 6 jours, 20 heures et 42 minutes, obtenant ainsi une surprenante 12ème place. Un résultat encourageant, bien que le gagnant ait terminé près de 30 heures avant moi.
Cette traversée de la France a été un véritable ascenseur émotionnel, condensant en quelques jours ce que l'on vit habituellement en plusieurs mois, voire années. L'ultra-cyclisme est une sorte d'apprentissage accéléré, nous forçant à affronter nos démons. C’est épuisant mais enrichissant, et on en ressort grandi et plus sage. C’est un sentiment addictif.
La Race across France 2023 a aussi été une révélation sportive. Depuis que j’ai commencé le vélo en 2021, je pensais ne jamais pouvoir être vraiment compétitif à cause de ma physionomie. Pesant 100 kg et n'ayant jamais eu d'affinité particulière pour les sports d’endurance, j'étais déjà satisfait de finir dans les 10 premiers de différentes courses ultra. Mais cette course m'a montré que la performance en cyclisme d’ultra distance dépend de nombreux facteurs, pas seulement de la force ou du sommeil. La victoire de Victor Bouscavet, qui a terminé avec près de 9 heures d’avance, a été particulièrement révélatrice. Malgré son jeune âge et son expérience limitée, il a planifié et anticipé chaque aspect de sa course avec une sérénité déconcertante. Sa victoire m'a ouvert les yeux sur les différentes composantes de la performance en ultra-cyclisme.
La préparation
En octobre, après quelques semaines de recul sur l'été 2023, je commence à planifier 2024 avec un objectif clair : gagner la Race across France 2500km. Voici mon calendrier :
- Race across Paris 300km en avril
- Race across Belgium 500km en mai
- Race across France 2500km en juin
- Swiss Ultracycling Challenge 1000km en septembre
Pour améliorer mes performances, je contacte Loïc Lepoutre, coach sportif, qui accepte de m'entraîner dès novembre 2023. J'améliore également ma nutrition, perdant 8kgs en 2 mois et demi.
Sur le plan mental, je travaille avec le Dr. Mattia Piffaretti, spécialiste de la psychologie du sport, depuis décembre. Il m'aide à mieux gérer mes émotions et à rester stable durant la course.
Enfin, je planifie minutieusement la course en identifiant plus de 600 points d’intérêts (supermarchés, cimetières, boulangeries, etc.) et en établissant une stratégie précise. J'estime mes temps de passage pour chaque segment de la course, espérant ainsi rester concentré sur des objectifs atteignables.
Parcours
Cette année, le parcours comporte 8000m de dénivelé positif en moins, totalisant 2588km et 31000m de dénivelé. Les premiers 700km sont plats, suivis de traversées du massif central, des Pyrénées, et du Mont Ventoux avant d'arriver à Mandelieu. Le parcours peut être découpé en plusieurs segments distincts:
Départ | Arrivée | Distance (km) | Dénivelé positif (m) | |
La plaine | Lille | Clermont | 760km | 6000m |
Le Massif Central | Clermont | Aurillac | 200km | 4000m |
La Diagonale du Vide | Aurillac | Anglet | 470km | 4000m |
Les Pyrénées | Anglet | Bagnères-de-Bigorre | 280km | 7000m |
L’Occitanie | Bagnères-de-Bigorre | Sarrians | 530km | 6000m |
Le Mont-Ventoux | Sarrians | Mandelieu | 350km | 6000m |
Règles de course
La course est en semi-autonomie avec 7 bases de vie où il est possible de dormir et se ravitailler. Il y a deux bases de vie avec dropbags à Anglet (km 1432) et à Pézenas (km 2066). Il y a un temps d'arrêt obligatoire de 4 heures toutes les 36 heures.
Vélo
Suite à ma chute à Paris en avril, j'ai construit un nouveau vélo avec les pièces disponibles. Après des études posturales, je suis enfin à l'aise sur mon setup. Je pars léger, sans matelas pour dormir, et j'ai ajouté une poche d'eau de 2L dans ma sacoche de cadre, portant ma capacité à 3.2L pour limiter les arrêts. J'ai aussi installé un bac en plastique sur le cockpit pour ranger facilement de la nourriture. Ces additions ont été testées avec succès lors de la Race across Belgium. Je suis confiant de ma configuration, qui offre place et flexibilité tout en restant légère. J'ai 3 lampes arrière et 3 lampes avant pour une bonne visibilité nocturne. Plus on voit, plus on va vite!
Stratégie
Mon but est de terminer la course en un peu plus de 5 jours et demi, soit plus de 24 heures de moins qu’en 2023. C’est ambitieux, mais je suis convaincu que c’est faisable. Après avoir analysé en détail ma performance de l’an dernier, j’ai déduit que mon principal problème était les temps d’arrêt. En 2023, je me suis arrêté près de 39 heures au total, mais parmi ces heures, je n’ai dormi que 12 heures, j’ai donc été arrêté pendant 27 heures. Certes, il faut manger, faire des courses, préparer ses affaires, se coucher, aller aux toilettes ou parfois simplement s’arrêter. Mais 27 heures, c’est beaucoup trop; j’ai gaspillé énormément de temps et il faut que je remédie à cela pour améliorer ma performance.
Pour ce faire, je définis comme objectif que 50% de mon temps d’arrêt total doit être dédié au sommeil. Si j’avais pu respecter cette règle en 2023, j’aurais réduit mon temps de course de 15 heures, ce qui m’aurait déjà hissé à la 4ème place. Je suis conscient que cela va être compliqué à tenir, mais ça me donne au moins un bon objectif simple à retenir. En 2023, j’ai roulé en moyenne 18h30 par jour, je passais donc 5h30 à l’arrêt en moyenne, ce qui est trop. Je décide de me fixer comme objectif de rouler 20h30 par jour, ce qui impliquerait un temps d’arrêt journalier total de 3h30, et me laisserait 1h45 de sommeil par jour.
Sur la base de ma vitesse moyenne en 2023 (19.8 km/h), du parcours et de ma progression, j’estime que je devrais être capable d’avoir une vitesse moyenne de 22 km/h sur l’ensemble de la course. Si je parviens à me tenir à cette vitesse moyenne et à mes objectifs journaliers, il devrait me falloir environ 137 heures pour terminer la course (117h de vélo, 20h de temps d’arrêt total dont 10h de sommeil), soit 5 jours et 18 heures. Au vu du parcours et des résultats des dernières années, cela devrait être un temps compétitif pour la victoire.
Réalité 2023 | Objectif 2024 | |
Temps de vélo moyen journalier | 18h30 | 20h30 |
Temps d’arrêt total journalier | 5h30 | 3h30 |
Temps de sommeil moyen journalier | 1h45 | 1h45 |
Vitesse moyenne sur l’ensemble de la course | 19.8km/h | 22km/h |
Distance totale de la course | 2485km | 2590km |
Temps de vélo total | 125h | 117h |
Temps d’arrêt total | 39h | 20h |
Temps de sommeil total | 12h | 10h |
Temps de course total | 164h
6j20h42’ | 137h
5j18h |
Voilà qui définit mes objectifs dans les grandes lignes. Le tout est ambitieux, mais également réaliste. Etant donné que je ne réduis pas mon temps d’arrêt journalier, je sais que c’est un rythme de sommeil que je suis capable de maintenir sur une semaine. Je sais également que physiquement, je suis meilleur que l’an dernier et que le parcours me convient mieux, améliorer ma vitesse moyenne de 10% devrait être faisable sans trop de problèmes. Le plus compliqué va être de réduire mon temps d’arrêt journalier de 2h. Pour se faire, il faut que j’anticipe au maximum mes arrêts afin de les limiter au maximum. Jusqu’à Anglet, je planifie tous mes arrêts et leur durée, que ce soit le sommeil ou les ravitaillements en eau et nourritures, je prévois exactement où et comment je vais me ravitailler sur les 1400 premiers kilomètres. J’ai appris sur la SUCH 2023 (39h40 de course dont 1h45 de temps d’arrêt total) que planifier, du moins pour moi, c’est gagner du temps. Je vais répliquer mon approche pour cette Race across France et vais tenter de contrôler tous les aspects de ma course dans les moindres détails jusqu’à Anglet. Je divise ma course en deux parties: de Lille à Anglet et de Anglet à Mandelieu.
Je sais pertinemment que parmi les coureurs qui vont jouer la gagne, je vais être le plus lent en montagne, il va falloir que je capitalise sur les segments les plus plats du parcours. Je vous épargne les étapes intermédiaires, mais après avoir pris en compte les différents éléments à ma disposition, j’en viens à définir la stratégie de course suivante:
- Bloc Vélo 1 (Lille - Massif Central): 800km en 30h avec 1h de pause, départ jeudi 21:26, arrivée samedi matin.
- Bloc Sommeil 1: Dormir 3h dans un hôtel à l'entrée du Massif Central, pause totale de 3h30.
- Bloc Vélo 2 (Massif Central - Anglet): 650km en 28h avec 1h de pause, départ samedi matin, arrivée dimanche matin.
- Bloc Sommeil 2: Récupérer mon drobpag à la base de vie, dormir 3h dans un hôtel à Anglet, pause totale de 4h.
Ce plan devrait me permettre d’arriver à Anglet après un poil plus de 60h de course et devrait, à priori, me permettre de repartir en première position dans les Pyrénées après un bon bloc de sommeil à Anglet.
Pour ce qui vient après Anglet, je ne suis pas allé dans le détail pour ce qui est de la stratégie, celle-ci va dépendre de la situation à Anglet et de si je parviens ou non à m’en tenir au plan initial. Dans tous les cas, j’ai étudié le parcours ainsi que repéré et cartographié tous les points d’intéret sur cette deuxième partie de parcours, il y aura simplement à s’organiser en fonction. Donc voilà, l’objectif est d’arriver à Anglet le plus rapidement possible, idéalement en première position, puis d’ajuster la stratégie de la deuxième partie de la course en fonction!
Le Grand Départ
Nous sommes le jeudi 20 juin et je suis à Lille depuis maintenant déjà quelques jours. Nous sommes venus en voiture lundi avec Antoine et Fabien, deux copains qui participent aussi à cette édition de la RAF, afin de passer quelques journées tranquilles dans un appartement afin de se reposer et préparer la course au mieux. C’est un agréable luxe de pouvoir prendre son temps avant une telle course et ne pas arriver le jour même et avoir à tout préparer à la dernière minute dans le stress. Ces derniers jours nous n’avons vraiment rien fait, on n'est même pas allé voir Lille, c’est presque grave. On a passé notre temps à dormir, manger, parler de la course et préparer nos affaires. C’était vraiment sympa, d’autant plus que Fabien et Antoine sont des gars super. Mais le repos c’est fini, le jour du grand départ est enfin là.
Le départ aura lieu au B-Twin Village, le siège de Décathlon, partenaire principal de la Race across France. Nous arrivons sur place vers 11h et entamons la routine pré-course habituelle des événements Race Across : contrôle des vélos, dépôt des dropbags, briefing, pasta party… C'est déjà mon sixième événement Race Across en deux ans, et je commence à bien connaître cette routine !
Un sujet de discussion prédomine : la météo. Les prévisions pour les premiers jours ne sont pas très réjouissantes. On s'attend à quelques averses la première nuit, suivies de fortes pluies le lendemain et de grosses averses le samedi dans le Massif Central. En clair, il est probable que nous passerons une bonne partie des deux premiers jours trempés. Bien que je n'apprécie pas particulièrement la pluie, cela ne me dérange pas outre mesure. Il s'agit surtout de prendre soin de son corps et de son vélo, et de pouvoir se sécher une fois la pluie arrêtée. La seule bonne nouvelle côté météo est que nous devrions bénéficier d'un vent arrière pour la majeure partie de la première nuit.
Alors que le B-Twin Village commence à se remplir de participants, je réalise l'envergure de l'événement. Cela devient particulièrement évident lors du briefing qui se tient dans une immense salle de conférence, réunissant près de 250 coureurs. À ce jour, il n'y a probablement pas beaucoup d'autres événements d'ultra-cyclisme d'une telle ampleur en termes de logistique et d'organisation. C'est impressionnant et cela fait plaisir à voir. Ce sport et cet événement sont en pleine croissance.
Avec le briefing et la pasta party terminés, il me reste environ deux heures avant mon départ prévu à 21h26. J'en profite pour fermer les yeux quelques minutes, m'étirer et me préparer mentalement pour ce qui va être un effort de près de six jours. Six jours. Ça va être long, ça va être dur, mais je suis vraiment excité. Enfin, je me dis. Depuis le temps que je m’y prépare.
Les premiers départs sont donnés à 21h00 dans une ambiance incroyable. Plus d'une centaine de personnes se tiennent le long de l'arche de départ, l'excitation est à son comble. Un aspect sympa de la RAF est que chaque participant a un dossard à vie et les départs se font dans l'ordre des dossards. Les premiers à partir sont donc les plus anciens, ceux qui ont participé aux premières éditions de la RAF. Parmi eux, Eric Leblacher, ancien cycliste professionnel français et vétéran de la RAF, avec qui j'ai partagé de super moments en 2023. J'espère le croiser pendant l'aventure. Il y a aussi Régis Courteille et Joachim Mendler, deux autres vétérans habitués au top 5 et favoris pour cette RAF24.
21h26, c’est l’heure. Fergus, le speaker, fait le compte à rebours. Je prends une dernière grande respiration, et c’est parti. Ma Race across France 2024 commence. Je pars confiant, serein et avec des objectifs clairs. L’objectif des 10 premières heures est de rouler à une puissance moyenne de 250 watts. Vu le parcours relativement plat et le vent de dos qui nous pousse, la course démarre sur les chapeaux de roue. Je dépasse rapidement de nombreux participants. J’aime toujours beaucoup ces débuts de course où les jambes sont encore fraîches et l’on croise du monde. La bonne surprise de ce début de course est l’absence de pluie. À la place, nous sommes gâtés par un super coucher de soleil. Ça ne pourrait vraiment pas commencer mieux !
Je passe notamment un moment avec Jérémy Rodriguez, un ancien triathlète de longue distance qui participe à sa deuxième RAF. Il roule très fort, et nous passons une bonne heure ensemble à échanger avant que je prenne de l’avance. La première étape est la Base de Vie à Lizzy-sur-l’Ourcq, située au km 250. C’est le village de la légende Eric Leblacher, et il paraît que ses proches ont préparé des crêpes pour tout le monde ! La rumeur dit qu’ils ont confectionné plus de 1000 crêpes pour les participants. 1000 crêpes, ils vont y passer la nuit. Une belle motivation pour ce début de course !
La course est partie très vite. Après 200 km, ma vitesse moyenne est au-dessus de 33 km/h. Je crois que je n’ai jamais roulé 200 km aussi vite, ça n’a aucun sens. Il ne reste plus que quatre coureurs devant moi : Eric Leblacher, Régis Courteille, Alexandre Bizeul et Lucas Becker. Je rattrape Eric et Régis peu après, et alors que je les dépasse, ils me lancent une remarque en plaisantant : “Oh Jonas, tu fais quoi ? Il reste encore 500 bornes, hein !”. C’est l’expérience qui raille la jeunesse, c’est de bonne guerre. S’il y a bien deux personnes qui savent gérer une course comme la RAF, ce sont Eric et Régis. Je parierais qu’ils vont tous les deux finir la course dans le top 10 et en moins de 7 jours, comme presque chaque année. Une constance impressionnante qui impose le respect. Peu après, je rejoins Lucas et Alexandre, et nous roulons ensemble jusqu’à la base de vie, que nous atteignons après 7h30 de course.
L'accueil à la base de vie est royal : musique, bénévoles souriants, applaudissements, on ne pourrait vraiment pas demander mieux. Ah, et surtout, les crêpes, une véritable montagne de crêpes. Merci au clan Leblacher ! Malgré le festin, pas le temps de traîner. Je remplis mes gourdes, remets de la crème, passe aux toilettes, prends 5 crêpes à emporter et m’apprête à reprendre la route. Pendant ce temps, Eric et Régis arrivent, et j'ai droit à quelques railleries supplémentaires quant à la vitesse imposée en ce début de course. Je repars de la base de vie en premier, mais Lucas Becker me rattrape quelques kilomètres plus tard et nous discutons quelques minutes. Chic type le Lucas, et gros palmarès à son nom, dont plusieurs victoires sur des courses renommées telles que la Transpyrénées. En gros, quand Lucas participe à une course, il gagne souvent. C'est une des forces montantes de l'ultra en Europe, et une chose est sûre, il est là pour gagner. Peu après, il s'arrête un moment, et je me retrouve seul.
Les 10 heures de course passées, je réduis mon effort, et avec le vent de dos qui s’est atténué, ma vitesse diminue considérablement. Il fallait bien que les choses se calment. Mon prochain arrêt est prévu à une boulangerie à Montargis, au kilomètre 400, où j'arrive vers 10 h du matin. C'est ma première boulangerie de cette Race across France 2024 et je ne compte pas manquer le coup. Sandwiches, pâtisseries, pains au chocolat, tartelettes… Ah, les boulangeries françaises, elles m’avaient manqué. La boulangerie dévalisée et mes poches pleines de gourmandises, je repars en direction de Gueugnon où se trouve la base de vie suivante, au kilomètre 620.
C'est alors que la météo tourne subitement et qu’en longeant un canal, je me retrouve pris dans des averses bibliques. Je ne crois pas avoir déjà fait de vélo sous une pluie aussi intense, c'est complètement dingue. En quelques minutes, je suis trempé jusqu'à l'os. Au début, cela m'embête un peu, puis, ironiquement, cela devient presque chouette et je suis pris par une certaine euphorie. Quand il pleut comme ça, on se sent vivant. Comme un grand demeuré, je commence à hurler et chanter sous la pluie, c’est un moment génial. Je suis dans une humeur tellement euphorique que même ma première crevaison de la course me laisse indifférent. Pourtant, changer une chambre à air sous la pluie battante n'est pas particulièrement drôle, mais à ce moment-là, ça m'est complètement égal. Je prends le temps de faire les choses comme il le faut pour éviter tout risque de récidive, et après 10 minutes, je reprends la route sous une pluie toujours aussi intense. Suite à ce contretemps, je suis rattrapé par Alexandre Bizeul, encore un gars super. Nous partageons un bon bout de route sous la pluie battante et rigolons bien de la situation complètement dingue. Alexandre vient de Paris, la pluie, il connaît. Mais lui non plus n’a visiblement pas vécu ça souvent. Ces quelques kilomètres le long des canaux, je ne suis pas prêt de les oublier!
Nous restons proches l’un de l’autre pendant quelques heures, partageant de chouettes moments avant que je ne parvienne à prendre un peu de distance, probablement parce qu'il s’est arrêté. La pluie cède finalement la place à un soleil timide alors que j’arrive en premier à la base de vie de Gueugnon, au km 620, après un peu moins de 21 heures de course, dont 30 minutes d’arrêt cumulé. Je ne m’attarde pas trop, mais je prends tout de même le temps de manger quelque chose, de passer aux toilettes, et de me ravitailler en eau. Après 20 minutes, je reprends la route alors qu'Alexandre arrive tout juste.
Détournement nocturne
Il est 19h lorsque je quitte la base de vie, avec pour objectif de me coucher vers 2-3h du matin pour dormir 3 heures. Il me reste 7 longues heures de vélo pour réduire au maximum la distance à parcourir jusqu’à Anglet le lendemain. Mon plan initial était de dormir à Mont-D’Or (km 820) dans le Massif Central, mais je réalise rapidement que cela semble ambitieux et peu réaliste. En quittant Gueugnon, je ressens une fatigue importante qui m’oblige à ralentir considérablement.
Après en avoir discuté avec Loïc, mon entraîneur, nous décidons de réserver un hôtel à Durtol, juste après Clermont-Ferrand. L’hôtel se trouve à quelques centaines de mètres du parcours. Je me dis que ce petit détour ne devrait pas poser problème et qu’il ne s’agira que de quelques minutes supplémentaires. Avec l’hôtel réservé, je me concentre sur les 160 kilomètres restants, mais mon rythme continue de diminuer, rendant le trajet plus long que prévu.
Quelques heures plus tard, je traverse Vichy où je récupère des burgers, des frites et des nuggets à l’emporter. Rien de tel pour faire le plein de gras et de calories. Alors que je récupère mon repas, Alexandre me rattrape. Il a réservé un hôtel à Vichy et s’arrête donc ici pour la nuit. Je reprends la route, mais la fatigue se fait sentir de plus en plus et j’avance péniblement. Je me dis qu’il ne me reste que 2h30 jusqu’à mon hôtel, c’est pas long 2h30, ça va aller. Je lutte contre le sommeil et l’arrivée des pensées négatives. Ce n’est encore rien de critique, mais ce sont là les premiers moments difficiles de cette course. Dormir à Vichy aurait peut-être été plus sage, mais cela aurait rendu le trajet jusqu’à Anglet du lendemain très compliqué. Ces quelques heures de souffrance en valent la peine, il faut que je réduise la distance à couvrir jusqu’à Anglet au maximum.
Après deux heures un peu compliquées, j’arrive enfin à Durtol vers 2h du matin. Je sors mon téléphone pour chercher l’hôtel, et c’est là que je réalise ma première grosse erreur de cette course. Bien que l’hôtel ne soit qu’à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau du parcours, cela représente en réalité un détour de près de 3 km de montée. À cette heure-ci et dans mon état, cela va me prendre près de 20 minutes. Quelle erreur débile. Certes, dans l’ensemble, 20 minutes ce n’est pas grand-chose. Mais à ce moment-là, cela me paraît être une montagne à gravir, et je perds mes moyens.
Je lutte contre la fatigue depuis des heures, avec cette nuit d’hôtel comme seule réjouissance, et je découvre maintenant que je dois encore faire un détour considérable en raison d’une erreur si bête. C’est un épuisant, mentalement et physiquement, et cela va me coûter un temps précieux. Envahi par des pensées négatives, je me dis que tous mes efforts depuis le début de la course ont été vains. Je considère même, pendant quelques instants, dormir dehors, mais je décide finalement de me rendre à l'hôtel pour avoir un vrai repos et un sommeil de qualité.
En chemin, je me trompe de route à plusieurs reprises, probablement à cause de la fatigue et de l'énervement. J'arrive finalement vers 3h du matin, agacé et épuisé. Je mets mes lumières et batteries à charger, prends une douche et me couche. Je règle mon réveil à 6h, soit près de trois heures plus tard. Malgré mon humeur exécrable, je m'endors instantanément.
La pluie, le froid, et le Massif Central
Mon réveil sonne et je me lève immédiatement. Je range mes affaires dans mes sacoches et repars dix minutes plus tard. Les émotions de la veille se sont dissipées, je suis plus calme. Je constate sur le tracker que cette erreur m’a coûté entre 30 et 45 minutes. Rien de dramatique, mais c'est tout de même dommage. Régis et Alexandre m'ont dépassé et sont maintenant quelques kilomètres devant, tandis que Lucas et Eric me suivent de près. Quelle erreur bête. Mais c’est du passé et ça ne sert à rien de gaspiller plus d’énergie à y penser. Les 30 prochaines heures seront cruciales : je dois arriver à Anglet avec au moins 4 heures d’avance.
Il me reste environ 650 km à parcourir jusqu’à Anglet, un trajet suffisamment long sans qu’il soit nécessaire de se laisser tourmenter par des pensées négatives. Il fait déjà jour, ce qui est un avantage. Voilà une pensée positive, exactement ce dont j'avais besoin. Eric Leblacher me rattrape et, bien que notre échange soit bref, cela me fait plaisir de le voir. Mais le plat, c’est fini. Les choses sérieuses commencent avec les premières grandes ascensions, et malgré mon optimisme, je reste et resterai toujours lent en montagne. Heureusement, mes jambes tiennent le coup et je garde un rythme acceptable.
Peu après, Mark Arnold, un Anglais qui avait terminé 3ème en 2023, me dépasse rapidement. Nous échangeons quelques mots, mais il n’est pas très bavard. Je comprends, après tout, c’est une course. Le vent se lève, il commence à pleuvoir, et la journée promet d’être longue. Dans l'ascension vers Mont-D'Or, je rattrape Eric et me fais dépasser par Lucas, qui grimpe comme un missile. Son enthousiasme “Ah bah enfin ça monte un peu!” me fait rire, mais aussi un peu peur. Si Lucas peut vraiment rouler comme ça en montagne, ça va être compliqué. Quel monstre.
La météo est apocalyptique : il fait froid, nous sommes pris dans les nuages, le vent est terrible et il pleut. La descente sur Mont-D'Or est un véritable calvaire. Je rattrape Mark et me dirige vers Condat où une boulangerie m'attend. Rien de tel qu’une boulangerie pour se motiver. Je sais aussi que je vais bientôt croiser ma tante Peet et Pascal qui habitent à Allanches, à quelques kilomètres du parcours de la course. Voir des visages familiers fait plaisir, c’est un bref rayon de soleil dans cette autrement triste journée. Après avoir croisé ma famille et dévalisé la boulangerie de Condat, je me dirige vers le Puy Mary, la principale difficulté du Massif central. Régis, Alexandre et Lucas sont devant moi. Bien que l'écart avec Régis et Alexandre reste stable, Lucas les rattrape à une vitesse hallucinante.
Le Puy Mary, bien que relativement court, présente des segments particulièrement difficiles, du moins pour moi. La montée est d'autant plus compliquée à cause de la météo. Je me traîne jusqu'au sommet et glisse une couverture de survie sous mon maillot avant d'attaquer la descente. Ça ne va pas être drôle, cette descente. Si monter sous la pluie est une vraie plaie, la descente est encore bien pire. Après une bonne heure de descente, j'arrive au pied de la dernière ascension du Massif central : le Col de Légal. Trempé, je grelotte de froid. Cela faisait longtemps que je n'avais pas eu aussi froid ! Heureusement que j'ai pensé à la couverture de survie. Je monte le col tant bien que mal et redescends sous une pluie toujours battante vers Aurillac où mon prochain ravitaillement m'attend.
Je m'arrête juste avant Aurillac dans un petit supermarché repéré au préalable pour faire le plein de provisions pour la nuit à venir. Ce sera mon dernier ravitaillement avant Anglet, qui se trouve encore à un peu plus de 450 km. Avec notamment un pack de 10 pains au chocolat, j’ai des provisions suffisantes pour nourrir tout un bataillon. Je reprends la route, content d'enfin quitter les montagnes et la météo dantesque du Massif central. Nous sommes de retour dans la plaine, et c'est une bonne nouvelle pour moi.
Il est 17h lorsque je quitte Aurillac, toujours en 4ème position, avec 2h de retard sur Lucas qui est en tête après avoir traversé le Massif central comme un missile. Il m’a fallu 10h pour traverser le Massif central, Lucas quant à lui n’a eu besoin que de 8h. C’est impressionnant et confirme qu’il est beaucoup plus rapide que moi en montagne. Il va vraiment falloir que je me construise une belle avance avant les Pyrénées, sans quoi ça s’annonce compliqué. Mais je sais que tous les autres vont s’arrêter cette nuit, tandis que moi, je vais continuer. Si je parviens à maintenir un rythme correct, je devrais pouvoir arriver demain un peu après 11h du matin à Anglet. Si tout se passe bien et si tous les autres s’arrêtent effectivement cette nuit, je devrais arriver à la base de vie avec au moins 4h d’avance sur le 2ème, ce qui devrait me permettre de dormir 3h à la base de vie et repartir “frais” en première position dans les Pyrénées où les autres devront sans doute s’arrêter la nuit alors que je devrais pouvoir les traverser d’une traite. Bref, si ça fonctionne, je vais pouvoir mettre un peu de pression sur les autres. Mais je me projette un peu loin, car on n’y est pas encore, il faut pour ça que je roule encore 18 longues heures sans m’arrêter et en gardant un bon rythme. Ah, c’est encore une douce nuit de vélo qui se profile…
Régis et Alexandre sont proches de Lucas, c’est très serré. Alors que la nuit approche, l'écart reste stable, personne ne parvient vraiment à faire la différence à la pédale. Sachant que je vais devoir rouler toute la nuit, je reste calme. La bonne nouvelle, c’est qu’il ne pleut plus, ce qui me permet de pouvoir sécher avant la longue nuit qui m’attend, seuls mes pieds restent trempés.
Qui a un pédalier?
Vers 23h, en passant par Cahors (km 1110), je constate qu’Alexandre et Régis se sont arrêtés. Alexandre semble être à l’hôtel, Régis je ne sais pas. Régis repart après une vingtaine de minutes, c’est curieux. J’apprends plus tard qu’il s’était couché pour dormir au chaud dans un sas bancaire mais qu’il s’est fait virer peu après par la sécurité, pas de chance. Lucas roule toujours mais ne va pas tarder à s’arrêter non plus, il va finalement se coucher vers minuit dans les gradins d’un stade d’un petit village. J’imagine qu'il va s’arrêter plus ou moins 4 heures. Il est 1h du matin quand je dépasse Lucas et reprends la tête de course, je suis le seul encore à pédaler, tous les autres dorment. C’est pour moi le moment ou jamais pour faire la différence, il faut que je creuse l’écart jusqu’à Anglet. Heureusement, je suis plutôt en forme, il n’y a pas de gros signes de fatigue, c’est bien parti. C’est plein d’enthousiasme que j’attaque la deuxième partie de la nuit qui est marquée par un vent de face et quelques averses légères. Le parcours n’est en fait pas si plat, c’est plus compliqué que prévu. Rien de bien grave, mais je suis un peu plus lent qu’anticipé et donc prends un peu de retard sur mes prévisions, j’estime à ce moment que je devrais arriver à Anglet entre 11h30 et 12h00, soit après un peu plus de 62h de course au total. Je reste néanmoins confiant, ça va le faire, mais je sais que les dernières heures avant Anglet vont être très rudes.
Lucas reprend la route vers 4h du matin. Bonne nouvelle, j’ai à peu près 100 kilomètres d’avance sur lui, soit plus ou moins 4h. Pour l’instant, tout va bien, il faut juste que je tienne le coup et maintienne cet écart au cours des 200 kilomètres qu’il me reste encore à parcourir jusqu’à Anglet. Je me sens encore bien, la stratégie choisie semble payer, mais les choses vont vite prendre un tournant pour le pire…
Il est 7h et te jour commence à se lever quand j’entends soudainement un craquement, ça vient de mon pédalier. Ça ne peut pas être une bonne nouvelle… L’inquiétude s’empare de moi alors que je constate que mon pied gauche part dans tous les sens à chaque coup de pédale. Je m’arrête, examine mon pédalier, et constate rapidement avec effroi que l’insertion de la pédale gauche est cassée. C’est malheureusement un problème reconnu avec les pédaliers en carbone. Un mauvais choix? Sans doutes. Mais j’ai pourtant déjà fait plus de 10’000 kilomètres avec ce pédalier sans aucun problèmes. Quelle misère, j’ai été trop négligent sur ce coup et c’est une bonne leçon pour les courses et choix matériel futur. Suite au constat, Je sais aussitôt qu’il n’y a rien à faire, le pédalier est foutu et ma pédale gauche ne tient plus qu’à un fil. C’est vraiment embêtant comme situation.
En attendant d’évaluer les potentielles solutions et à défaut d’avoir mieux à faire, je reprends la route. Pédaler en devient un véritable calvaire et je me retrouve plus ou moins paralysé du côté gauche. Non seulement c’est mécaniquement compliqué et inefficace car la pédale et mon pied bougent dans tous les sens, mais je sais surtout que si je force trop, le pédalier pourrait céder complètement et je me verrais privé de pédale gauche et alors réellement contraint de pédaler sur une jambe. Pour éviter ce scénario qui serait encore plus catastrophique, il faut à tout prix limiter la force que je mets du côté gauche. Je me retrouve à pédaler plus ou moins sur une seule jambe, la jambe gauche accompagne juste le mouvement. Au vu de mon état de fatigue actuel, cet exercice est un cauchemar. Evidemment, ma vitesse prend un gros coup. Mais je prends surtout un gros coup sur le plan mental, c’est un moment compliqué et je me fais envahir par des pensées négatives. Je sais que si je ne trouve pas de solution rapidement, ma course prendra fin.
Je vais avoir besoin d’aide pour me sortir de cette situation. Le règlement de la course stipule que nous avons le droit de recevoir de l’assistance sur les bases de vie. Mais avant d’activer quoi que soit, j’appelle d’abord l’organisation afin de m’assurer de ne pas enfreindre les règles. Ils me confirment que je peux activer mon réseau pour demander de l’aide tant que l’assistance survient sur la base de vie. Donc, dans tous les cas, avant de recevoir de l’aide, il va d’abord falloir que j’arrive à Anglet. Il me reste près de 130 kilomètres à parcourir jusqu’à la base de vie. 130 kilomètres, sur plus ou moins une jambe, ça va être sympa… En plus, c’est dimanche et les magasins de vélo sont fermés, il va me falloir un miracle. Stop, pas le temps de se lamenter, il faut que je cherche une solution.
J'appelle Loïc et lui présente mon problème. Il me dit aussitôt : "T'inquiète, je gère". Quelle chance j'ai de pouvoir compter sur un tel soutien un dimanche à 7h du matin. Dans la foulée, j'active mon réseau pour plaider à l'aide. Trouver un pédalier serait déjà exceptionnel, mais trouver un pédalier compatible (manivelle 175mm, plateaux 50-34 et axe de 30mm) tiendrait presque du miracle. Suite à mon appel à l'aide, je suis rapidement submergé de messages et d'informations à ne plus savoir où donner de la tête. Devoir se préoccuper de tout ça tout en roulant ne facilite pas les choses. Mais j’ai surtout pas envie de m’arrêter, je perds déjà assez de temps comme ça à rouler comme un manchot.
Un peu plus tard, je reçois un message de Gaëtan, un copain de Dijon, qui a trouvé une offre sur Le Bon Coin pour un pédalier compatible, disponible à Biarritz. Je transmets le lien de l’offre à Loïc, qui prend le relais et me dit de ne plus m’en préoccuper et de me concentrer sur la route. Maintenant, il ne reste plus qu’à espérer que le vendeur réponde un dimanche et que nous trouvions une solution pour acheminer ce pédalier à la base de vie. Ce n’est pas encore gagné, mais l’espoir renaît.
Une demi-heure plus tard, Loïc me rappelle et m’annonce : "C’est bon !". Il a trouvé une solution. Il a contacté Cyril, un ami de la région qui travaille également comme entraîneur. Cyril est disponible et va aller récupérer le pédalier chez le vendeur à Biarritz avant de me rejoindre à la base de vie pour l'installer sur mon vélo. Je n’en reviens pas que tout cela se soit organisé en moins d’une heure. Quelle chance j’ai de pouvoir bénéficier d’un tel soutien.
Peu après, Cyril me contacte pour arranger les détails et s’organiser. J’ai toujours du mal à y croire. Deux heures après avoir cassé mon pédalier et avoir craint le pire, une solution dont je n’aurais même pas osé rêver est mise en place. C’est tout simplement incroyable.
Après ces quelques heures stressantes d’incessants messages et appels, je range enfin mon téléphone et fonds presque aussitôt en pleurs. Sans doute le résultat d’un mélange de fatigue, désespoir et bonheur. Je crois que j’ai simplement besoin d’extérioriser les émotions accumulées ces dernières heures. Ça fait toujours du bien de pleurer. Je prends plusieurs minutes avant de retrouver mon sang-froid et me remettre dans la course. Bien qu’une solution ait été trouvée, la réalité immédiate n’est pas particulièrement réjouissante et réconfortante. Etant contraint de pédaler avec une jambe, je suis incapable d’avancer correctement et vois mon avance sur Lucas fondre comme neige au soleil. Mais surtout, il me reste plus de 100 kilomètres à parcourir dans ces conditions. A ce rythme, je suis bon pour encore presque 5 heures de vélo. C’est tout mon plan de course qui s’effondre. Pour limiter les dégâts et ne pas perdre trop de temps, il faut que je force avec ma jambe droite. Je réalise vite que ceci est douloureux et une douleur aiguë et croissante s’installe dans mon tendon d’Achille droit. Je suis en train de me blesser, et je ne peux rien faire pour éviter ça. Pour empirer les choses, une prévisible fatigue commence à s’emparer de moi. Cela fait beaucoup et j’ai du mal à gérer. Mais quand je pense aux efforts qui ont été investi par tous ces gens pour organiser le remplacement de mon pédalier à Anglet, je me dis que je n’ai pas le choix et que la moindre des choses est que je ne lâche rien. Je recommence à pleurer, cette fois juste parce que c’est dur et que je suis épuisé. Les derniers kilomètres jusqu’à Anglet sont interminables, je suis physiquement et mentalement à bout, je frôle de m’endormir sur le vélo à plusieurs occasions. Je savais que ça allait être limite au niveau de la fatigue, mais je n’avais surtout pas prévu de rouler aussi longtemps, il est bientôt 13h alors que je pensais initialement arriver vers 11h à Anglet, je devrais déjà être en train de dormir ! Ces quelques heures supplémentaires me coutent très chères physiquement et je suis en train de perdre beaucoup de temps sur Lucas qui revient vite, la note va être salée.
Le miracle d’Anglet
C’est vers 14h00 que j’arrive enfin à la base de vie, à bout de force, après 64 heures de course dont moins de 6h de temps d’arrêt cumulé, dont 3h de sommeil. Après plusieurs heures de souffrance, je suis accueilli à la base de vie par les applaudissements d'une cinquantaine de personnes, comprenant membres du staff, équipe média, bénévoles et coureurs de la course de 1000 km qui part le lendemain d’Anglet. Cela fait super plaisir, c’est un réconfort des plus bienvenus. Le contraste avec les dernières heures est saisissant, j’en suis un peu déboussolé, c’est comme si je resurgissais dans le monde réel après un passage de quelques heures aux enfers. J’étais dans ma bulle mais en arrivant ici je réalise qu’il y a un certain engouement qui s’est construit autour de ma course et de la performance que je suis en train de réaliser. Je reçois des encouragements et félicitations de tous les côtés, ça aide à me remonter le moral et apporte un peu de réconfort après les dernières heures difficiles.
Quelques instants après mon arrivée, je suis immédiatement interpellé par Cyril qui est avec un collègue dont je ne connais même pas le nom. Ils récupèrent mon vélo et commencent aussitôt à démonter mon pédalier pour procéder au changement. Cyril m’a également apporté à manger ainsi qu’une crème et des anti-inflammatoires pour gérer mes problèmes croissants de chevilles qui sont dans un vraiment sale état. Je ne m’en rends sans doute pas pleinement compte, mais quelle chance j’ai de bénéficier de cette aide. Il est difficile de trouver les mots pour exprimer ma gratitude.
Tout ne s'est pas déroulé comme prévu, et mes chances de victoire en prennent un coup. Cependant, je peux continuer la course, et c'est tout ce qui compte à ce moment-là. Mon vélo étant entre de bonnes mains, je récupère mon drop bag et mes affaires de rechange. J'en profite également pour manger et échanger quelques mots avec les organisateurs que je commence à bien connaître.
Je suis pressé de repartir; je ne prévois pas de dormir à la base de vie. Nous avons réservé un hôtel à la sortie d'Anglet pour y faire trois bonnes heures de sommeil. Après une petite demi-heure passée à la base de vie, je suis prêt à repartir, mais je dois attendre que la réparation de mon vélo soit terminée. Changer un pédalier prend du temps, c'est normal.
En rétrospective, il aurait peut-être été préférable de dormir à la base de vie. Cela m'aurait fait gagner un peu de temps et aurait permis à Cyril de ne pas se presser avec la réparation du vélo. Mais l’hôtel est déjà réservé, et je dormirai indéniablement mieux là-bas qu'à la base de vie.
Encore une bonne trentaine de minutes s'écoulent avant que le pédalier soit installé. Cyril me rend enfin le vélo muni du pédalier de rechange. Je vérifie que j'ai tout ce qu'il me faut et reprends la route vers l'hôtel, situé à 10 minutes. La scène avec la réceptionniste de l'hôtel est assez drôle. Il ne doit pas souvent avoir des clients qui arrivent à moitié mort à vélo au milieu de l’après-midi et qui réservent une chambre de 15h à 19h. Une fois sur place, je mets mes affaires à sécher, branche toutes mes batteries, prépare mes affaires pour le départ, et me couche enfin à 15h30 pour dormir 3 heures.
Pendant mon sommeil, Lucas devrait arriver à Anglet. Il sera intéressant de voir avec quelle avance il va repartir. À ce stade, il semble clair que Lucas reprendra la route avant moi, vu le retard accumulé. Ma stratégie ne va pas payer, mais l'aventure peut continuer. Merci infiniment à toutes les personnes grâce à qui je peux reprendre la route. 🫶
Nuit noire dans les Pyrénées
18h30, mon réveil sonne, je me lève tout de suite et un peu comme un robot je me prépare à repartir : je mange, je m’habille, je vérifie mes batteries, je range mes affaires et je quitte ma chambre. À ma sortie, la réceptionniste de l’hôtel m’informe qu’il y a une personne qui a essayé de venir me voir pendant mon sommeil, il y a vraiment des gens qui suivent ces courses avec une intensité folle. Je vérifie le tracker et constate que Lucas a en effet repris la route depuis plus d’une heure, il ne s’est donc pas arrêté dormir à Anglet, ce qui veut a priori dire qu’il s’arrêtera cette nuit quelque part dans les Pyrénées. Quant aux autres, Alexandre, Régis et Joachim, ils ne sont pas encore arrivés à Anglet, mais ne vont pas tarder. Je prends la route direction les Pyrénées et sens rapidement que ma cheville va être un problème. Avant de partir, j’ai bandé ma cheville afin de ne plus pouvoir la bouger, plus de flexion ou extension possibles. Ce n’est pas idéal pour pédaler efficacement, mais au moins je peux pédaler sans trop de douleurs. Je sais qu’à partir d’ici, au vu de ma cheville et du profil du reste du parcours, je ne vais plus être en mesure de gagner du temps à la pédale. Il n’y a qu’en m’arrêtant moins que je vais avoir des éventuelles opportunités de réduire l’écart avec Lucas et de maintenir l’écart avec Alexandre et Joachim. Mais je suis aussi pleinement conscient que, mon pari n’ayant pas payé, mes chances de victoire sont sérieusement entravées. Lucas est simplement plus fort. Certes, il s’arrête beaucoup, mais qu’est-ce qu’il va vite. Malgré mes efforts jusqu’ici, il a déjà 2h d’avance et va sans aucun doute traverser les Pyrénées en quelques heures de moins que moi. Ça s’annonce compliqué, mais j’y crois encore. Il peut se passer encore plein de choses sur les 3 jours restants.
Après avoir repris la route, je suis vite submergé par les émotions de la dernière journée, quelle journée, je suis vraiment passé par tous les états. La route nous menant aux Pyrénées est magnifique, mais elle annonce vite la couleur des difficultés qui nous attendent. Les 70 km d’approche jusqu’à la première vraie ascension des Pyrénées sont jonchés de courtes et raides ascensions qui sapent mes jambes, ça va être dur, mais qu’est-ce que c’est beau. Après quelques heures, il commence à faire nuit alors que j’arrive à Saint-Jean-Pied-de-Port et ne suis plus qu’à quelques kilomètres du début de la montée du Col d’Ahusquy, première vraie difficulté des Pyrénées.
Il commence à faire nuit, et en essayant d’allumer mes différentes lampes, je constate qu'aucunes ne semblent fonctionner. Il faut savoir qu'au niveau des lampes, je ne fais pas de compromis et suis parti avec de quoi éclairer tout un peloton pendant plusieurs nuits. J’ai une frontale (Exposure Joystick Mk16), une lampe avant secondaire (Garmin Varia UT800) et une lampe avant principale (Knog PWR Mountain) qui fonctionne sur des batteries externes spécifiques. Pour cette lampe avant principale, j’ai 2 batteries externes de 10’000 mAh, chaque batterie me permet en général de faire au moins une nuit entière à haute intensité. J’ai toujours été très satisfait de mon setup de lampes que j’utilise maintenant depuis plus d’une année sans jamais avoir eu de problèmes. Je suis confiant de mon matériel. Je sais que ma lampe avant secondaire n’est pas chargée, en revanche, ma frontale ainsi que les deux batteries de ma lampe avant principale ont été pleinement chargées lors de ma sieste à l’hôtel quelques heures plus tôt. Ma frontale semble cassée, une partie de la lampe est détachée, je ne sais pas comment c’est arrivé, je suppose que j’ai par inadvertance dû la faire tomber en la rangeant. J’essaie brièvement de la réparer comme je peux, mais elle semble foutue car il ne se passe rien même en la branchant, impossible de la recharger. Bon, plus de frontale. Pas idéal de rouler la nuit sans frontale, mais pas dramatique non plus, j’ai a priori deux autres lampes. Mais ma lampe avant principale ne s’allume pas non plus. Étrange, peut-être que je l’ai simplement mal branchée. Je m’arrête pour vérifier tout ça. La lampe est bien branchée, mais la batterie sur laquelle elle est branchée ne donne aucun signe de vie. Je me dis alors que je ne l’ai peut-être pas bien branchée cette nuit, mais cela m’étonne car je suis assez sûr d’avoir fait les choses correctement. Ce n’est pas bien grave, j’ai une autre batterie. Je vérifie que celle-ci est bien chargée, cela semble être le cas car les 4 petites LED sont allumées. Mais au moment où je la branche, tout s’éteint, et la lampe ne s’allume toujours pas. J’essaie différentes choses, mais rien à faire. Mes deux batteries externes semblent mortes. La situation commence à être embêtante. Il ne me reste plus qu’à brancher ma lampe secondaire afin de la recharger, mais rien à faire ici non plus, celle-ci ne charge pas non plus et ne donne aucun signe de vie. Je me dis que c’est impossible. J’ai trois lampes, aucunes ne fonctionnent. Alors que tout fonctionnait la nuit passée. Misère, me voilà dans de beaux draps. Pas le temps de traîner, il faut que j’avance. La seule source d’éclairage qu’il me reste, c’est le flash de mon téléphone. Heureusement, j’ai avec moi un petit rouleau de ruban adhésif pour les réparations d’urgence qui me permet de fixer mon téléphone à l’avant de mon vélo. C’est bancal, mais ça tient. L’éclairage d’un iPhone n’est vraiment pas puissant et suffisant pour faire du vélo de nuit. Mais je n’ai vraiment pas d’autres solutions et je ne peux absolument pas me permettre d’attendre le matin avant de continuer, cela signifierait la fin de ma course pour la gagne. Rouler de nuit avec une visibilité si mauvaise, c’est vraiment un exercice de vue dont je me serais bien passé, d’autant plus au vu de la fatigue. Mais surtout, cela implique de rouler lentement, très lentement. Si Lucas va déjà bien plus vite que moi, l’écart de vitesse va maintenant être encore bien plus grand. Je sais que cela va me faire perdre un temps considérable, et ça me rend fou. De toute manière, je ne peux rien y faire. Je perds déjà assez de temps comme ça, pas de temps à perdre pour s’énerver pour rien. Heureusement, je me trouve vite au pied de l’ascension du col d’Ahusquy. Il est dur ce col d’Ahusquy, la pente est raide, souvent au-dessus des 10%, je suis lent, très lent. Le seul point positif ici est que je suis si lent dans la montée que l’absence de visibilité ne change pas grand-chose. Il n’en faut pas beaucoup pour se réjouir dans ce genre de situations. Étonnamment, je prends un certain plaisir à faire cette ascension de nuit. Il y a quelque chose de génial à être seul, au milieu du calme de la nuit, sur son vélo, en train de grimper une montagne. Un rappel que, malgré les problèmes, j’adore vraiment ce que je suis en train de faire. Dans la montée, ma chaîne commence à grincer méchamment, il faut dire qu’avec les conditions météo qu’on a eues jusqu’ici, elle a bien souffert. En appliquant de la cire sur ma chaîne, je me rends compte que ce sont là probablement les dernières gouttes de cire que je vais pouvoir tirer de mon pot. Je n’en ai pas pris assez, c’est là une embêtante erreur de ma part et une bonne leçon pour la suite. Le seul autre lubrifiant qu’il me reste, c’est ma crème hydratante pour les fesses! De loin pas idéal, mais je n’en suis déjà plus là et je me dis que c’est mieux que rien. J’inonde ma chaîne de crème hydratante, et hop, plus un bruit. Je suis content, on verra combien de temps ça va tenir. Il me faut un peu moins de 2h pour arriver au sommet. C’est ironique, mais je sais que la descente va être moins drôle que la montée. Surtout que dans les Pyrénées, en montagne, il y a des animaux partout.
Les premiers kilomètres de la descente sont un vrai slalom au ralenti entre les troupeaux de vaches. La route est étroite et je ne vois absolument rien. C’est stressant et je vais à peine plus vite qu’à la montée. Rouler avec si peu de visibilité m’endort et je dois m’arrêter plusieurs fois quelques secondes pour reprendre mes esprits. Après un exercice long et éprouvant, j’arrive enfin au bout de cette ressentie interminable descente. Il y a maintenant 40 km à parcourir avec quelques petites ascensions avant d’attaquer le grand col suivant : le Col de Marie-Blanque. J’avance lentement dans un éprouvant exercice de concentration. C’est quand même frustrant cette histoire de lampes. J’arrive vers Issor, à quelques kilomètres du début de l’ascension, à 2h30 du matin. Mon téléphone, dont le flash est allumé depuis le début de la nuit, se décharge vite. Il me reste à ce moment à peu près 15 % de batterie et je sais que le flash consomme environ 10-15 % par heure. C’est en sortant mon câble de chargement que le prochain coup du sort s’abat. Mon câble est cassé. Je constate que l’embout du câble est resté dans mon téléphone. J’ai dû débrancher mon téléphone trop vite avant de repartir. Si la situation n’était déjà pas idéale, elle en devient là assez critique. Au vu de la consommation des dernières heures, je sais que 15 % de batterie devraient permettre à mon téléphone de tenir un peu plus d’une heure avec le flash. Il n’est même pas 3h du matin, il reste en tout cas 3h de nuit. Mince. Il me reste entre 1h30 et 2h de route jusqu’au sommet du Col de Marie-Blanque. Mon téléphone ne tiendra pas jusque-là et il est exclu de descendre dans le noir complet, il faut que je vise d’arriver au sommet du Col vers 6h du matin. Ma seule option est donc de m’arrêter et reprendre la route à 4h. Voilà encore un contretemps qui n’était pas prévu. Si rattraper Lucas semblait compliqué, cela semble maintenant de plus en plus impossible. En parlant de Lucas, il semble s’être arrêté pour dormir au pied de la descente du Col de Marie-Blanque, il est donc à ce moment 2-3h devant moi. Je trouve un banc et décide de dormir une heure. Je m’endors en 2 minutes, la fatigue est quand même bien réelle. Pour voir le côté positif des choses, cela me permet de fermer l’œil, ce qui devrait me permettre d’être un peu plus frais le lendemain, au moins ça ! Mon réveil sonne et je repars à 4h pour attaquer le deuxième grand col des Pyrénées. Il semble alors que Lucas dort toujours ! Les premiers 5 kilomètres de l’ascension sont faciles, mais les derniers 4 kilomètres… quel enfer ! Presque 12 % de moyenne. Sans aucun doute les 4 km les plus durs de toute la course. Alors que les premières lueurs du jour commencent à apparaître, j’éteins mon téléphone afin de préserver le peu de batterie qu’il lui reste. J’arrive au sommet vers 5h45. Par soucis de batterie, je n’ai pas consulté le tracker et ne sais pas si Lucas est reparti ou non, c’est peut-être pas plus mal comme ça. Il ne fait pas encore jour, mais j’y vois suffisamment clair pour attaquer la descente. Une fois en bas, il fait presque jour, c’est pas trop tôt !
Les Pyrénées, dur, mais beau
Il y a 30 kilomètres à parcourir jusqu’au Col de Spandelle quand mon téléphone rend son dernier souffle de vie. Évidemment, ces 30 km sont parsemés de plusieurs petites et difficiles ascensions. Mais cela ne m’embête pas, le soleil se lève, et je découvre autour de moi des paysages à couper le souffle. Quelle région magnifique. Pour couronner le tout, il y a une petite brume mystique. C’est génial.
Le Col de Spandelle paraît pas si difficile sur papier, mais pourtant, je souffre bien dans la montée. Ce n’est jamais très raide, mais c’est constamment assez raide. La mauvaise nouvelle de cette ascension est l’apparition de bruits de craquements au niveau de mon pédalier. C’est un bruit assez malsain, il y a un truc qui cloche. Mais je décide de l’ignorer pour l’instant car cela ne semble pas sérieusement affecter le pédalage. De toute manière, je n’ai pas les outils nécessaires avec moi, il faudrait que je m’arrête dans un magasin. Mais c’est pour l’instant a priori rien de trop méchant, juste un bruit permanent et agaçant. Il me faut une bonne heure et demie pour arriver en haut. Dans le dernier kilomètre, je suis accompagné par Keryan et l’équipe média qui prennent quelques photos et vidéos. C’est sympa de les croiser et discuter un peu, ça permet au dernier kilomètre de passer plus vite ! La descente est longue et géniale, j’y prends vraiment plaisir. Enfin une descente dont je peux profiter !
Il ne me reste plus qu’un col avant de pouvoir dire adieu aux Pyrénées: le mythique Col du Tourmalet. Après une vingtaine de kilomètres d’approche, j’arrive à Luz Saint-Sauveur, au pied de la dernière grande ascension. Avant d’attaquer cette longue montée qui risque de me prendre près de 2h30, je fais un rapide passage à la boulangerie. Cette fois, pas de quartiers, je me fais plaisir: tartelettes, tartes, gâteaux, pains au chocolat, sodas, la totale! Je repars avec de quoi nourrir le diabète de toute une armée. Entre-temps, j’ai aussi récupéré un câble pour charger mon téléphone. Tout va bien. Dans la montée, je suis de bonne humeur, mais je souffre et je sens la fatigue. Lucas, quant à lui, est pratiquement au sommet, avec deux bonnes heures d’avance.
Je dois avoir 3 heures d’avance sur Alexandre et Joachim. Derrière eux, un trou semble se former, tout pointe vers une course à quatre. J’arrive au sommet fatigué après avoir laissé des plumes dans ce col mythique.
Je suis content, les Pyrénées, c’est fini ! Le prochain vrai col, c’est le Mont Ventoux. Après 40 km de descente, j’arrive à la base de vie de Bagnères-de-Bigorre où je mange un gros plat de pâtes. La base de vie est un magasin de vélo, Loic les connaît et il a pu organiser que je récupère 2 lampes et une batterie portable. Ça me dépanne bien. J’en profite aussi pour racheter du lubrifiant pour ma chaîne, c’est quand même mieux que la crème hydratante. Merci à l’équipe de Chez Octave pour le coup de main !
Poursuite en Occitanie
La prochaine base de vie est à Pézenas, à 350 km. Pas de vrais cols, mais ce n’est vraiment pas très roulant, c’est un enchaînement sans fin de petites montées, ce qui est terrible quand les jambes sont cuites ! Je repars un peu avant 16 h, après 45 minutes de pause, pour poursuivre Lucas qui est parti 2 heures plus tôt. Les kilomètres défilent, mais l’écart ne se réduit pas, il semble même se creuser. À ce stade, il me paraît clair que je n’ai plus les ressources pour rouler plus vite que Lucas, même en l’absence de montagne. J’ai déjà joué mes cartes, et mes paris n’ont pas payé, non seulement à cause de ma malchance, mais aussi parce que Lucas est le plus fort.
Derrière moi, Joachim et Alexandre ont toujours 2-3 heures de retard, nous ne sommes alors plus que 4 à faire la course en tête. Lucas semble jusqu’à présent imperturbable dans ses choix et sa stratégie, c’est vraiment impressionnant. Et pourtant, c’est très simple. Toutes les nuits, il s’arrête près de 4 h. Parmi les 10 premiers de la course, il est celui qui s’arrête et dort le plus, il est donc en théorie celui qui souffre le moins de la privation de sommeil. Mais il va tellement vite que même en roulant 2 h de moins par jour, il est capable de couvrir la même distance. C’est aberrant.
Au vu de sa stratégie, il est facile de penser que la solution idéale est de dormir plus, mais cela n’est pas forcément vrai. Ce qui fonctionne pour l’un ne fonctionne pas toujours pour l’autre. C’est avec l’expérience de quelques courses que l’on commence à comprendre le rythme qui fonctionne pour soi. Dans mon cas, même avec plus de sommeil, je serais tout simplement incapable de tenir son rythme. C’est aussi cette diversité dans les approches qui rend ce genre de course intéressante. Dans tous les cas, je suis venu pour essayer de gagner, et malgré les divers contretemps, je n’ai pas encore concédé la victoire à Lucas et crois encore en mes chances. Je sais pertinemment que, la fin du parcours étant compliquée et pas à mon avantage, ma dernière chance est d’arriver au pied du Mont Ventoux en tête. Pour cela, c’est assez simple, il faut que je repasse devant cette nuit.
Après discussion avec Loic, je décide d’aller jusqu’à Carcassonne pour dormir 2 h dans un hôtel. À ce moment, il est 19 h et il me reste encore près de 175 km à parcourir jusqu’à ma destination, je devrais y arriver vers 3 h du matin. C’est un pari risqué car il implique que je vais être capable de rouler jusqu’à si tard, et à ce stade-là de la course, il est dur de prévoir son état à l’avance. Mais je pense fermement que c’est le juste pari à faire pour garder une dernière option sur la victoire finale.
La dernière base de vie de la course est située à Sault juste après le passage au Mont Ventoux, à 260 km de l’arrivée. Réussir à aller jusqu’à Carcassonne pour y dormir devrait me permettre de passer le Mont Ventoux et d’atteindre la base de vie de Sault d’une traite le lendemain. Si je m’arrête plus tôt, je risque de devoir m’arrêter dormir avant l’ascension du Mont Ventoux, ce qui à mon avis impliquerait la fin de toute chance de victoire. Pour gagner, il va falloir passer le Ventoux avant la nuit suivante. Pour ce faire, objectif Carcassonne.
Erreur fatale
Bien que conscient du risque, je ne ressens encore pas vraiment les effets critiques de la fatigue. Je suis convaincu que la stratégie est la bonne et que je vais être capable de rallier Carcassonne sans trop de problèmes. Bref, j’attaque la nuit avec enthousiasme ! Il est 23 h 40 quand j’envoie encore une dernière mise à jour sur ma chaîne Whatsapp, je suis alors à 75 km de Carcassonne et parais encore plein d’énergie. C’est aussi à ce moment que tout bascule. Je n’ai presque aucun souvenir des heures qui suivent. Je suis en train d’halluciner.
J’avais déjà expérimenté des hallucinations par le passé, mais j’en étais toujours resté conscient. Cette fois-ci, c’est différent, c’est comme si ma conscience a quitté mon corps. Je n’ai plus aucune notion du temps, il me reste seulement quelques flashs et brefs instants de conscience. Je me souviens avoir constaté que Lucas s’est arrêté entre onze heure et minuit à Mirepoix pour y passer la nuit. Après cela, c’est le vide complet pendant plus d’une heure. Je ne sais pas vraiment l’expliquer ou le formuler, mais il se passe à ce moment plein de choses autour de moi et dans ma tête. Je suis complètement perdu. Quelques brins de lucidité m’amènent à questionner si ce que je suis en train de traverser est réel ou non. Le temps qui s’écoule et les choses qui se passent autour de moi me semblent si irréels que j’en viens à questionner la réalité. Suis-je en train de rêver? Je constate soudainement que j’ai parcouru moins de 2 kilomètres lors des dernières 30 minutes. Impossible, je me dis. Je dois être en train de rêver. Je ne sais pas trop ce qui s’ensuit, ni dans quel ordre les évènements suivants se sont déroulés. Mais je sais que je décide alors de faire certains tests afin de tester si la situation est bien réelle ou non. J’envoie différents messages, essaie de faire différents appels, je cherche un signe de vie du monde extérieur. Gijs me répond, je suis pas en train de rêver… Soudainement, je suis interpellé par quelqu’un. je sors de ma torpeur. “Hey mec, ça va? tu fais quoi?”, c’est Lucas qui repart de sa nuit. A ce moment, il est presque 3h du matin et je suis assis sur mon vélo, me tenant à un panneau, complètement statique. Je lui réponds que je ne crois pas que je vais très bien, il me conseille d’aller dormir. Je ne sais pas trop ce que l’on se dit d’autre. Mais avant de reprendre la route, il me demande quelque chose comme: “Ca va aller? Tu gères?”. Je lui dis que ça va aller, il reprends la route et je suis à nouveau seul. Je l’en remercie infiniment car ce bref échange me ramène à la dure réalité. Je réalise enfin ce qui est train de se passer, et ça fait peur. Je réalise que cela doit faire près de 3h que j’ai en quelques sortes perdu conscience. je suis pris de panique et submergé par mes émotions, j’en perds toute rationalité. Mon seul bon réflexe est d’appeler le poste de gestion opérationnel de la course afin de vérifier ce que j’ai fait ces dernières heures. Ils ont du être bien surpris de recevoir un appel de ma part qui leur demande de retracer mes dernières heures… L’organisation me confirme que j’ai suivi le parcours jusqu’aux alentours de Mirepoix où j’aurais passé plus d’une heure à faire du sur place. Cela fait plus d’une heure que je n’ai pratiquement pas avancé. J’ai complètement vrillé. A ce moment, dénué de toute rationalité, je suis prêt à abandonner la course sur le coup. L’organisation me dit d’aller me coucher tout de suite et de les rappeler à mon réveil. Je pleure un coup, pose mon vélo au bord de le route, je m’allonge dans l’herbe et m’endors instantanèment vers 3h30 du matin, à seulement 30km de Carcassonne, mon objectif du jour.
Je me réveille 2 heures plus tard, complètement trempé et déboussolé, encore sous le coup des émotions de la veille. Dormir comme ça, dans l’herbe, n’est pas idéal. Il aurait été préférable de trouver un banc ou un abribus, mais j’étais vraiment plus lucide et il fallait que je m’arrête tout de suite. J’ai vraiment franchi une limite qu’il ne faut pas dépasser, c’est une énorme leçon pour la suite. Après une quinzaine de minutes, je remonte sur mon vélo et reprends la route en direction de Carcassonne. Il me faut un moment pour me remobiliser et digérer ce qu’il s’est passé. J'ai besoin de me décharger et pleure en roulant pendant plusieurs minutes. Mais une chose est claire : abandonner la course n’est pas une option. En revanche, je suis vraiment dans un sale état, tant bien physiquement que mentalement. Pour couronner le tout, je réalise en repartant qu’il y a un sérieux problème avec mon pédalier dont le côté gauche bouge dans tous les sens. C’était sans doute déjà le cas la veille, mais je ne devais plus être assez lucide pour m’en rendre compte. Je ne suis pas exactement sur de quel est le problème, mais une chose est claire, l’état de ce deuxième pédalier se dégrade vite. Je n’ai dans tous les cas pas les outils nécessaires avec moi et Il faut donc que je trouve un magasin de vélo pour tenter de rémédier à ce problème qui est embêtant car il affecte sérieusement l’efficience de mon pédalage, et donc aussi ma vitesse. Je reprends progressivement mes esprits et l’envie de faire la course me revient. Je me dis qu’il est assez fou que quelques heures plus tôt, je touchais le fond, et que suis en train de reprendre la route avec un entousiasme certes modéré, mais l’envie est bien là. Je sais en revanche pertinement que j’ai perdu énormèment de temps cette nuit et c’est avec inquiétude que je consulte le tracker. Je constate non seulement que l’écart avec Lucas est maintenant d’en tout cas 3h, mais aussi que je me suis fait dépassé par Joachim Mendler qui a alors quelques kilomètres d’avance. Joachim est en train de faire une remontée vraiment impressionnante, il gère sa course de manière excellente. Depuis Anglet, c’est le plus rapide, c’est l’expérience qui parle. Je constate également qu’Alexandre est seulement quelques minutes derrière moi, il devrait me rattraper sous peu. Alors que j’étais en route pour combler en tout cas une partie de mon retard sur Lucas, je m’apprête maintenant de retomber à la 4ème place. L’addition est salée et au vu de mon état actuel ainsi que de mes nouveaux problèmes de pédalier, le suite s’annonce compliquée. J’appelle Loic pour lui présenter la situation et discuter de la suite. Il est clair qu’il faut que je répare mon vélo, la seule option de magasin est à Carcassonne où je devrais arriver vers 7h30. En revanche, celui-ci ouvre seulement à 9h30, il va falloir que j’attende. Je vais encore perdre du temps. Afin d’utiliser ce temps au mieux, je vais aller dormir 1h de plus à l’hôtel qui avait été réservé pour la nuit. Au vu des pertes de temps de la nuit et de mon arrêt nécessaire à Carcassonne, il est maintenant clair que je ne vais pas gagner la Race across France 2024. Je dois faire le deuil sur ce rêve. C’est un exercice difficile d’accepter l’échec et le manquement de mon objectif, d’autant plus à ce stade de la course. Il faut surtout pas que je sombre dans la négativité, il faut que je parvienne à me mobiliser autour d’un nouveau but. Autre qu’un objectif de classement qui semble alors presque déjà joué, je décide que je veux finir la course en moins de 6 jours. Pour ce qui est du classement, je suis conscient que, à moins que l’un des trois leaders ait un gros problème ou défaillance, c’est probablement une 4ème place qui se profile maintenant pour moi. Certes, ce n’est pas ce pour quoi je suis venu, mais c’est comme ça. J’ai joué toutes mes cartes, et j’ai perdu. Moins de 6 jours, tel est maintenant l’objectif pour cette fin de course. Il y a jusqu’à présent moins de 15 personnes qui ont terminé une Race across France sans assistance en moins de 6 jours, cela resterait une bonne performance. Voilà un bel objectif autour duquel je peux me rallier pour cette fin de course.
Malgré tout cela, je me dis que la pause à Carcassonne va me faire du bien car je ne suis toujours pas en grande forme, et avec ce nouveau pédalier défaillant, je ne vais vraiment pas vite. Je me fais rattraper par Alexandre, et bien que le croiser soit en quelque sorte la matérialisation du podium qui m’échappe, cela fait plaisir de le voir et de discuter. On roule quelques minutes ensemble et on échange sur nos vécus respectifs. Non seulement il est fort, mais Alexandre est aussi vraiment un chic gars. Cet échange, bien qu’assez bref, contribue à me remonter le moral. Nous arrivons finalement ensemble à Carcassonne, lui s’arrête à une boulangerie, et moi à l’hôtel. C’est sans doute la dernière fois que nous nous croisons avant la fin car il est sur le point de prendre 2 bonnes heures d’avance sur moi.
Du point de vue du réceptionniste, mon arrivée à l’hôtel a dû être un moment assez lunaire. J’étais attendu vers 3h du matin, je n’ai donné aucune nouvelle et je débarque maintenant un peu avant 8h pour demander si je peux dormir une heure dans la chambre. Cela ne doit pas arriver très souvent. Heureusement pour moi, elle accepte. Je monte dans ma chambre et c’est la routine habituelle : je me douche en vitesse, je branche mes batteries, je mange et je me couche en mettant un réveil une heure plus tard. Le réveil sonne, et c’est reparti. Certes, une heure c’est presque rien, mais cela fait déjà une telle différence. Je me sens rafraîchi, tant physiquement que mentalement. Je prépare mes affaires et m’empresse de repartir en direction du magasin de vélo. J’ai encore un peu de temps avant que le magasin ouvre et je m’arrête à une pharmacie pour acheter de quoi soigner ma cheville dont l’état s’empire progressivement. En enlevant le bandage que j’avais fait quelques jours plus tôt, je découvre une cheville méchamment gonflée. Elle aussi va avoir besoin d’un peu de repos après cette course. Je refais mon bandage et me rends au magasin de vélo où ils démontent et remontent vite mon pédalier. Ce n’est toujours pas clair d’où vient le problème, mais celui-ci semble, du moins dans l’immédiat, réglé.
Second souffle
Je repars donc sans trop réfléchir et reprends la route vers Pézenas où se trouve la prochaine base de vie, l’avant-dernière de la course. Il me reste 140 km à parcourir jusqu’à Pézenas qui est à 500 km de l’arrivée. Le Mont-Ventoux se dresse 200 km après Pézenas. Mon but à ce stade est de dormir 2 heures aux pieds du Mont-Ventoux afin de gravir celui-ci au petit matin et faire les derniers 300 km de la course d’une seule traite. C’est un plan réaliste qui devrait me permettre de terminer en moins de 6 jours, à condition que je n’aie pas trop de problèmes d’ici là.
Au départ de Carcassonne, il me faut plusieurs heures avant de retrouver mon rythme, notamment à cause d’une crevaison qui me prend anormalement longtemps à réparer. Il devient vite clair que le passage au magasin de vélo à Carcassonne n’aura pas réellement aidé car les problèmes et bruits font rapidement leur retour. Erreur d’installation ? Pièce défectueuse ? Problème de boitier de pédalier ? Je ne sais pas. Au moins, le bras gauche de mon pédalier ne bouge plus dans tous les sens comme ce matin. J’essaie de ne pas m’en préoccuper pour l’instant, il n’y a de toute façon pas d’autre magasin de vélo avant Pézenas et suite au vécu de la veille, il faut que je me déleste des pensées négatives et autres facteurs externes pour me remettre dans la course. Mais la journée avance, et, malgré la chaleur et les problèmes de vélo persistants, les choses s’arrangent progressivement. À travers les magnifiques paysages du Sud de la France, je commence à reprendre plaisir et retrouve mon rythme. C’est quand même chouette le vélo. La chaleur me contraint à m’arrêter un peu plus régulièrement que je le souhaiterais, mais je parviens tout de même à maintenir une bonne vitesse qui semble plus ou moins similaire à celle d’Alexandre qui est à entre 2 et 3 heures d’avance.
Après un superbe après-midi, j’arrive à la base de vie de Pézenas où je retrouve mon deuxième dropbag de la course vers 17h. Je prends le temps de manger, me changer, brancher mes batteries et me délester du matériel dont je n’ai plus besoin. Je retrouve Rémy, spécialiste du sommeil qui bosse pour la deuxième année avec l’organisation de la course dans le cadre d’une étude sur le sommeil en cyclisme d’ultra distance. Il est évidemment déjà au courant des mésaventures de la veille et, m’ayant déjà averti à Anglet que j’étais un peu en train de jouer avec les limites, il me sermonne un peu quant à mes choix. Il n’a pas complètement tort, mon erreur de la veille est bien réelle et j’en suis l’unique coupable. Le reproche principal est que, contrairement aux autres, je n’ai pas eu un rythme de sommeil régulier. J’ai en effet commencé ma course avec une nuit blanche avant de me coucher tard la nuit suivante pour dormir 3 heures avant de faire une seconde nuit blanche pour dormir 3 heures en plein après-midi à Anglet. C’est effectivement pas idéal. Mais hormis mon erreur de la veille, je reste convaincu que cette stratégie était pour moi la bonne. Pour diverses raisons, elle n’a pas payé, ce qui m’a entraîné à prendre davantage de risques par la suite pour rester dans la bataille pour la victoire finale, ce qui n’a pas payé non plus. Nous discutons et délibérons un bon quart d’heure pendant que je mange ma boîte de conserve de ravioli et prépare mes affaires pour le départ. Après près de 45 minutes, je quitte la base de vie pour attaquer les derniers 500 km de la course.
Au départ de Pézénas, un dilemme se présente à moi: m’arrêter encore une fois à un magasin de vélo ou continuer ma route. C’est une question qui me tourmente déjà depuis quelques heures. Il est clair que le pédalier que j’ai récupéré à Anglet a un problème. Mais depuis que j’ai quitté Carcassonne, son état semble stable et ne parait pas vraiment s’être empirer. Je suis déjà passé à un magasin de vélo le matin où ils ont fait ce qu’il pouvaient sans changer le pédalier. A ce stade, une solution impliquerait d’à nouveau changer de pédalier, et changer de pédalier, ça prend du temps et il n’y a aucunes garanties que cela soit même possible. Il est dans tous les cas peu probable que je rattrape Alexandre et j’ai encore près de 6h d’avance sur Régis qui est 5ème, même en m’arrêtant 2h à un magasin de vélo, ma 4ème place n’est pas en jeu. Mais je crois que j’en ai assez des arrêts et des problèmes. Je me dis que si deux pédaliers et un passage par un magasin ne suffisent pas, ce n’est pas un magasin de plus qui va me sauver. Et puis surtout je suis d’avis qu’en la forme, bien qu’agaçant, mon pédalier devrait pouvoir tenir jusqu’au bout. Le choix judicieux aurait été de passer au magasin afin d’au moins vérifier si ils auraient à disposition un pédalier de rechange, mais après avoir pesé les différentes informations, je décide de continuer sans m’arrêter. Une décision ni intelligente, ni rationnelle, mais j’ai envie de continuer. Je quitte Pézénas de bonne humeur. La température est plus confortable, les routes et paysages sont magnifiques, j’avance bien, c’est un régal. Les heures qui suivent jusqu’à la tombée de la nuit sont un pur plaisir. Le nuit tombe alors que je suis à 80km du Mont-Ventoux, je compte rouler jusqu’à ce que j’ai besoin de dormir dans le but de m’approcher au plus possible de la dernière grosse difficulté de cette course. Je me réjouis à l’idée de gravir le Mont-Ventoux au petit matin avec un lever de soleil à la clé, ça promet d’être royal. C’est drôle de se retrouver dans état d’esprit si positif et enthousiaste alors qu’il y a moins de 24h je traversais l’une des pires expériences de ma vie. Comme quoi les moments négatifs du passé n’ont pas à impacter notre état d’esprit présent, ou du moins il semble possible de détacher les deux. C’est plutôt une bonne chose de se dire que notre état d’esprit et nos sentiments ne sont pas simplement le résultat du vécu mais peuvent découler directement du moment présent, indépendament du caractère positif ou non du vécu qui nous a amené jusqu’à ce moment. Je me sens bien et profite pleinement de la course que je devrais terminer en moins de 6 jours. Avec la nuit viennent quelques petites averses qui me laissent complètement indifférent. Mais les averses ne viennent pas seules, avec elles sonne le retour des problèmes mécaniques. Après la tombée de la nuit et alors qu’il semblait plutôt stable, l’état de mon pédalier se dégrade rapidement. La situation devient critique peu après mon passage à Uzès.
Coup de grâce
C’est finalement quelques minutes plus tard, aux alentours de minuit, dans le petit village de Pouzilhac, à 50 km du Mont-Ventoux et à 360 km de l’arrivée, que mon pédalier rend l’âme pour de bon. Le bras gauche du pédalier se détache entièrement. Cette fois-ci, rien à faire, je suis contraint de marcher. Je marche quelques minutes jusqu’à trouver une sorte de cour où je vérifie avec peu d’espoir s’il n’y a vraiment rien à faire. Ça paraît mal engagé. Pour continuer, il me faudra un nouveau pédalier. Un troisième pédalier en trois jours, ça fait beaucoup ! Mince, décidément, j’aurais peut-être dû faire un saut au magasin de vélo à Pézenas. Ma foi, ça m’apprendra. Il vaut mieux prendre le temps nécessaire pour régler ses problèmes aujourd’hui plutôt que de laisser ceux-ci devenir insurmontables demain. J’ai tourné le dos à un problème apparent, et j’en paie maintenant le prix. Voilà encore une bonne leçon, ça commence à en faire beaucoup.
À ma plus grande surprise, je réagis à cette situation avec un calme et une sérénité qui me déconcertent un peu. Pourquoi je ne m'énerve pas ? Comment puis-je être aussi calme ? Peut-être que je le sentais venir, ou que les mésaventures et rebondissements des derniers jours m'ont aguerri mentalement, ou peut-être est-ce simplement le résultat de la fatigue extrême et que je n'ai plus l'énergie de m'énerver. Je ne suis pas sûr, mais dans tous les cas, je semble en paix avec la situation, et je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise chose. Je suis conscient que ma course pourrait s'arrêter là, mais je ne vais rien décider ce soir. Il est minuit, si une solution existe à mon problème, elle devra attendre le lendemain matin. J'appelle l'organisation pour les informer de la situation et m'allonge par terre, sous un petit abri, pour y dormir jusqu'au lever du jour.
La fin
Je me réveille vers 7h, il est temps d’évaluer mes options. À nouveau, j’ai de la chance, plusieurs personnes se mobilisent et activent leur réseau pour m’aider à trouver une solution afin de continuer ma course. On me donne le contact d’un magasin à une trentaine de kilomètres d’ici, c’est le plus proche. Il ouvre à 9h. Je patiente et les appelle pour voir s'ils ont de quoi remettre mon vélo en état. Ils n’ont pas la réponse au téléphone, il faudrait que j’y aille pour vérifier. Il semblerait que ce soit un grand magasin, ils doivent avoir le nécessaire, c’est sûr. 3-4h de marche, vélo dans les descentes ou encore stop, et je pourrais y arriver, réparer mon vélo et reprendre la route pour terminer cette course. Certes, cela me prendrait sans doute toute la journée, mais c’est faisable. Je ne terminerais alors pas la course en moins de 6 jours et je me retrouverais aux alentours de la 10ème place, mais au moins, je pourrais finir. Et c’est quand même ça le plus important, non?
Et pourtant, bien qu’une solution se dessine, je ne suis pas sûr d’en avoir envie. J’ai le sentiment d’en avoir terminé avec ma course, que l’aventure s’arrête ici. Une partie de moi m’en veut de ne pas remuer ciel et terre pour arriver au bout, de ne pas tout essayer pour continuer. Est-ce que je vais vraiment abandonner là? Après des mois de préparation? À seulement 360 km de l’arrivée? Je prends quelques minutes pour bien réfléchir à mon choix et à ses conséquences. Est-ce que je vais m’en vouloir de m’arrêter là? Étonnamment, je ne crois pas. C’est décidé, je vais abandonner. Ma course s’arrête ici. J’appelle l’organisation, je leur partage ma décision. Et voilà, tout soudain, c’est officiel, c’est fini. DNF. Bien qu’en paix avec ma décision, beaucoup d’émotions me submergent. Le vécu des derniers jours refait surface et la réalité me rattrape, j’en pleure un moment. Une part de moi restera éternellement blessée de ne pas être allé au bout, mais je n’ai pas de regret quant à la manière dont j’ai mené ma course. J’ai fait la course pour gagner, et pendant longtemps, j’étais dans le coup. Oui, j’étais dans le coup, et je l’aurais probablement été jusqu’au bout, mais au final, je ne serais pas classé. Si proche et si loin à la fois. Cet abandon ne retire rien au vécu des derniers jours. Quelle expérience de dingue. Ces quelques jours ont été aussi riches que compliqués. J’ai l’impression d’avoir vécu en moins d’une semaine les émotions d’au moins une année de vie courante. C’est unique. Il n’y a rien au monde qui puisse répliquer ça. Ces courses, ces aventures, redéfinissent complètement le lien que l’on a avec soi-même. En nous mettant à nu face à soi-même, elles nous forcent à affronter nos démons, à apprendre et à vivre avec soi-même, tant avec ses forces qu’avec ses faiblesses. Mais alors que ces aventures nous plongent dans la solitude et la difficulté, au final, c’est dans les rencontres et moments de partage que se trouve la réelle valeur de ces expériences. Alors que l’on passe la presque totalité de son temps seul, ce sont les rares moments d’échange et de partage dont on se rappelle le mieux. Finalement, c’est en passant du temps seul que l’on apprend à reconnaître la compagnie et les relations à leur juste valeur. Il suffit d’un rien, d’un simple moment ou d’un bref échange pour former un lien fort et durable avec quelqu’un dont on ne sait absolument rien. C’est particulier. Au-delà du fait de ne pas terminer la course, c’est le fait de manquer l’arrivée à Mandelieu et l’ambiance d’après-course qui est dommage. L’année dernière, c’était l’un des moments forts de la course. L’arrivée était devenue une sorte de squat, les participants arrivaient un à un pour passer quelques jours à Mandelieu, l’occasion de débriefer et d’échanger sur les aventures et mésaventures des derniers jours. Une belle manière de clore le chapitre Race across France. Cette année, je vais manquer ça, et la fin risque d’être un peu abrupte.
Je campe toujours dans ma petite cour à Pouzilhac, un joli petit village où il n’y a rien. J’ai beaucoup de chance, ma maman vient me chercher, elle fait l’aller-retour Lausanne-Pouzilhac pour me récupérer, elle sera là vers 16h. Merci maman! La cour où je me suis installé est juste à côté du parcours, c’est l’occasion d’encourager les copains qui se trouvaient derrière moi. Régis m’a dépassé juste avant mon réveil, mais dans l’après-midi, Eric Leblacher, Antoine Penkalla et William Debode passent à Pouzilhac, une chouette occasion de dire au revoir, et un bon substitut à l’arrivée à Mandelieu. Ça fait plaisir de les croiser, ils ont tous les trois l’air de bien souffrir. Mon abandon a relancé la bataille pour le top 5, Antoine et Eric vont se battre jusqu’au bout, c’est finalement Antoine qui finira 5ème. Quelle performance pour une première participation. William, qui a eu beaucoup de problèmes mécaniques, terminera 9ème, c’est du solide. Sans surprise, Lucas gagne la course en 5 jours et 18 heures, Joachim termine 2ème et Alexandre 3ème. Les deux finissent quelques heures après Lucas. Quelle remontée de Joachim qui était 10ème à Gueugnon, sa gestion de course a été vraiment impressionnante, il a été tellement fort sur cette fin de course. Alexandre est celui avec qui j’ai le plus échangé lors de la course, super gars et super course, il a été tellement solide du début à la fin. Quant à Lucas, c’est vraiment impressionnant, je pense que c’était de loin le plus fort. À mon avis, il n’a pas dû trop se brusquer à la fin pour gagner. Il a dormi presque 2 fois plus que Joachim et Alexandre. Il va juste tellement plus vite, c’est une victoire bien méritée. Régis termine 4ème, 10h après Alexandre. Un gros bravo à tous les finishers, que ce soit en 5 ou en 10 jours, c’est quelque chose d’arriver au bout de cette course.
De mon côté, ne pas terminer laisse un sentiment d’inachevé. Mais ce n’est que partie remise ! Au moins, cette course a montré que je fais partie des bons et que je suis légitime à l'avant d’une grande course comme la RAF. C’est encourageant pour la suite. Bien que physiquement cassé et mentalement épuisé, je rentre à la maison avec le cœur plein et l’envie d’y retourner. Ce chapitre Race across France 2024 est clos, il est temps de tourner le regard vers la suite. Il ne me reste qu’une seule course cette année, le Swiss Ultra Cycling Challenge 2024. Après avoir gagné l’édition 2023, j’y participerai cette année en duo avec Robin Favre. On verra s'il est possible de défendre le titre ! Quant à l’année prochaine, hormis quelques idées, je ne sais pas encore. J’y réfléchirai tranquillement en septembre.
Merci
Pour finir, un grand merci à vous tous pour vos encouragements et vos messages tout au long de cette aventure. Mention spéciale à Loic et Gijs qui m’ont apporté un soutien inestimable tout au long de la course, de jour comme de nuit. Je ne me suis jamais senti aussi suivi et soutenu, et ça fait extrêmement plaisir. Merci!
Bisous
Jonas